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lunes, 21 de junio de 2010

La mémoire et le Sueño de Sor Juana Inés de la Cruz




Ponencia publicada por la Université de Nancy en 2008.


Sor Juana Inés de la Cruz (San Miguel Nepantla, 1648 ?–Mexico, 1695), figure centrale de la poésie baroque américaine, nous livre en 975 vers un merveilleux voyage nocturne présenté comme un rêve, son « Primero Sueño ». Ce voyage va du surgissement des ombres au triomphe cyclique du soleil. Au-delà de la polémique sur la réalité biographique de ce rêve, ce qui nous intéresse c’est l’idée du rêve telle que le poème la présente. Lors de ce rêve, et selon la scholastique, les humeurs embrument la conscience, au niveau du sensoriel et de l’imaginatif. Ce qui touche à l’imagination imprime dans la mémoire ce qui est perçu durant le jour par les sens. La mémoire, « oficiosa […], guarda cuydadosa » (v. 262-263). Mais la fantaisie, dans le rêve de Sor Juana, se libère et crée de nouvelles images. Sor Juana, malgré les humeurs, déclare paradoxalement que son rêve est clair. Comment cela est-il possible ? Quelles sont alors les frontières entre le rêve et la mémoire, entre le rêve et la conscience capable de fixer dans un temps présent les souvenirs d’un sommeil déjà passé ? Le récit mémoriel de Sor Juana formule un rêve dans lequel toute la force d’une conscience lucide intervient pour forger une vision d’ensemble de l’Univers. Comment la mémoire peut-elle reconstituer tout ceci, lorsque le poème naît du dialogue entre la lucidité fluctuante de l’être qui rêve et la lucidité éveillée de l’écrivain ? Comment le langage peut-il intervenir dans le rêve pour resurgir en souvenirs présents et revivifiés lors de l’écriture ?

Dans sa Respuesta a Sor Philotea de la Cruz, Sor Juana mentionne le « Sueño » dans des termes personnels : « yo nunca he escrito cosa alguna por mi voluntad, sino por ruegos, preceptos agenos; de tal manera, que no me acuerdo aver escrito por mi gusto, sinoes vn Papelillo, que llaman el Sueño. » (1) Le poème, comme le signale Octavio Paz, est « una verdadera confesión, en la que [Sor Juana] relata su aventura intelectual y la examina » (2). L’aspect personnel du poème est dans cette aventure intellectuelle. Nous ne pensons pas que ce soit le récit autobiographique d’une expérience onirique. Comme l’explique José Pascual Buxó : « las imágenes contempladas por la mente humana durante el discurso nocturno de su entendimiento, no se fundan en las evanescentes y engañosas imágenes de un ensueño verdaderamente experimentado [...] sino en el nítido y vasto mundo imaginario de la erudición clásica » (3). La lecture autobiographique est donc déplacée. Il s’agit d’une œuvre poétique : d’une fiction. Fiction qui permet à Sor Juana de dialoguer en vers avec de nombreuses sphères de connaissance. Et, ce faisant, de communiquer sa vision du fonctionnement du rêve et de la mémoire.
Ainsi, par son titre, « Primero Sueño » évoque le souvenir d’un autre poème, la « Primera Soledad » de Góngora. Il l’évoque aussi par sa facture, par les tournures gongorines et les expressions savantes, ainsi que par les références mythologiques, souvenirs de la culture classique et souvenirs de l’emblématique. « Primero Sueño », en même temps, est composé en « silva », forme métrique caractéristique du baroque espagnol, consacrée comme genre par les Soledades. La « silva » alterne sans ordre préétabli des heptasyllabes et des hendécasyllabes. Les strophes sont en nombre variable de vers et la rime ne présente pas de schéma régulier – certains vers étant non rimés. Ezequiel A. Chávez a bien souligné que la « silva » se prête au récit onirique de « Primero Sueño » en ce qu’elle propose une forme variée et parfois confuse, propre à la nature du rêve : « Su forma misma corresponde con el más atinado acierto al estado mental aparentemente caótico que representa » (4). La forme métrique de « Primero Sueño » suit la poétisation du rêve de près, par un effet de labyrinthe formel. Ainsi, le manque de régularité exige un effort de mémoire pour rester sensible aux rappels de la rime, qui dans quelques occasions ont lieu avec de nombreux vers d’écart. (5)


Par ailleurs, la mémoire apparaît dans « Primero Sueño » en tant que concept. Citons le passage dans lequel il en est question. Dans ses 250 premiers vers, le poème a mis en scène l’avènement de la nuit et du silence, ainsi que l’assoupissement des créatures. Vient ensuite la description du fonctionnement de l’estomac, « Templada hoguera del calor humano » (v. 253), comme étape précédant le sommeil. Ainsi, l’estomac :

Al cerebro embiaba
Humedos, mas tan claros los vapores 255
De los atemperados quatro humores,
Que con ellos, no solo no empañaba
Los Simulacros que la Estimativa
Diò a la Imaginativa,
Y aquesta, por custodia más segura, 260
En forma ya más pura
Entregò à la Memoria que, oficiosa
Gravò tenaz, y guarda cuydadosa;
Sino que daban à la Fantasia
Lugar, de que formase 265
Imagenes diversas; [...]. (6)

Expliquons la part des concepts maniés par Sor Juana. L’éditeur moderne des œuvres complètes de Sor Juana, le père Alfonso Méndez Plancarte, propose l’interprétation suivante : « Parece tomarse aquí “la estimativa” por el “sentido común”, o sea la central interior de los sentidos exteriores » (7). Autrement dit, il existe une faculté de l’âme vouée à fédérer ce que perçoivent les sens extérieurs – le « sens commun » désigne la faculté de l’âme qui met en relation ce qui est perçu par les sens extérieurs. Méndez Plancarte cite Fray Luis de Granada, source vraisemblable de Sor Juana (comme on le voit par la proximité du lexique) : les sens extérieurs communiquent aux sens intérieurs « las especies e imágenes » des objets ressentis, d’où elles passent ensuite à « la imaginativa, que las retiene y guarda fielmente ». La « imaginativa » désigne le sens intérieur qui reçoit les images du monde. Elle retient les images communiquées par les sens avec l’aide de la « memoria » et de la « fantasía », qui complètent ces « sentidos interiores » – dont le cerveau est le noyau organique. (8) Méndez Plancarte propose donc la version suivante en prose :

El Estómago [...] enviaba al Cerebro los vahos de los “cuatro humores” que mutuamente se tiemplan: vapores húmedos, mas en esta ocasión tan claros, que con ellos no sólo no empañaba u opacaba las diurnas imágenes sensoriales que la facultad “estimativa” (o sea, aquí, la “central” de los sentidos exteriores) transmite a la “imaginativa”, y que ésta –más clarificadas– entrega, para que las atesore más fielmente, a la “memoria”, quien diligente las esculpe en sí y las guarda tenaz; sino que esos vapores, de tan claros, dejaban desahogo a la “fantasía” para sus nuevas creaciones. (9)

En fait, Sor Juana reprend des concepts de la scholastique. Par des majuscules, et en partie par la rime, sont soulignées dans le poème la « Estimativa », la « Imaginativa », la « Memoria » et la « Fantasia ». Nous analyserons le rôle de la « Imaginativa » par la suite. Pour l’instant, concentrons-nous sur la caractérisation de la mémoire.

Fray Luis de Granada

La mémoire, dans « Primero Sueño », est associée à la capacité de l’âme à capter les images du monde perçues par les sens. Comme le signale Aristote, le rêve constitue le résultat de ce qui a été ressenti pendant la journée. Le rêve émane du souvenir du monde. Ainsi, la mémoire est caractérisée comme un gardien dévoué. Elle est fidèle et rigoureuse (« laboriosa », « cuydadosa ») par rapport à ce qu’elle reçoit de la « Estimativa » et de la « Imaginativa ». Mais cette fidélité est relative par rapport au modèle original, car la « Imaginativa » purifie les images du monde ; c’est-à-dire, qu’elle les rend plus abstraites. Le rôle de la mémoire, après cette purification, est d’enregistrer le résultat final du processus. Son mérite est d’être laborieuse. Les processus d’altération des images ont lieu avant et après l’intervention de la mémoire, mais celle-ci n’est pas une action. C’est la fantaisie qui intervient en dernier lieu pour prolonger ce qui a été ressenti et inspirer le rêve.
Sor Juana affirme clairement dans le passage cité – étape initiale du voyage onirique – que le rêve sera clair, que les images seront clairement captées et que la mémoire est dans les meilleures conditions pour les retenir. Enfin, la fantaisie pourra aussi intervenir. Il s’agit donc d’un rêve clair, mémorisable et qui se construira aussi à partir de la fantaisie : Sor Juana explicite qu’il s’agit aussi d’une fiction, en ce qu’il y a une distance entre l’image qui a servi de modèle et la copie qu’en retient la mémoire. La situation physiologique du rêve et de la création (ici, littéraire) sont les composantes de « Primero Sueño ».

Pour affirmer cette capacité de la pensée à retenir le rêve et donner libre cours à la fantaisie, Sor Juana s’appui sur un argument physiologique d’origine aristotélicienne, dans la ligne de la théorie antique des humeurs. Elle s’inspire des arguments de nature physiologique de l’époque classique, ce qui permet d’encadrer le rêve dans une explication rationnelle et vraisemblable. Méndez Plancarte cite Fray Luis de Granada, aussi, pour expliquer la théorie des humeurs dans « Primero Sueño »: « los humos de vapores de la comida, como de olla que hierve, suben al celebro..., y lo cubren como de una niebla oscura, con la cual se impide la operación de aquellas potencias ». (10) Remarquons néanmoins que dans cet extrait le dominicain espagnol vise l’éloge du jeûne. Le dévot, la nuit, chante Dieu sans cesse comme la cigale. Le jeûne facilite la dévotion, car l’excès de nourriture remonte au cerveau sous forme de fumée et entraîne vers le sommeil. (11) Ce n’est pas le cas de « Primero Sueño ». Le rêve de Sor Juana est issu de la digestion. D’ailleurs, « Primero Sueño » s’achève lorsque la digestion prend fin : le corps, manquant de chaleur, est libéré des chaînes du rêve et la pensée reprend conscience des lueurs du jour.

Le rêve narré par Sor Juana est paradoxalement clair. Selon le poème, le cerveau reçoit : « Humedos, mas tan claros los vapores » (v. 255). La contradiction est souligné par ce « mas ». Ce qui peut expliquer la glose de Méndez Plancarte, dans laquelle il postule qu’il s’agit d’une circonstance particulière : le rêve serait habité par des « vapores húmedos, mas en esta ocasión tan claros » (12). Comment expliquer cette clarté des images ? Aristote nous fournit une possible explication de ce paradoxe. Selon Aristote, ce que l’âme perçoit dans les rêves est lié à la chaleur qu’émane des aliments. Une digestion trop forte est comme un liquide trouble, dans lequel les images ne peuvent se montrer clairement. (13) Dans le cas de « Primero Sueño », on peut donc penser à un rêve léger. Selon, Alberto Pérez Amador Adam : « el individuo tiene un sueño tan ligero que su fantasía produce imágenes sin perder el durmiente la capacidad de raciocionio. » (14) Néanmoins, cette affirmation est nuancée par Alejandro Soriano Vallès. Soriano Vallès précise que les rêves sont clairs, mais que la raison reste obscurcie par les vapeurs :

El que los vapores sean “claros” no obsta, ciertamente, para que lo que produzcan sea un oscurecimiento de la razón del soñador, pues la “claridad” de su acción se resuelve no por relación a dicha razón (a la que por supuesto, al no poder verificar dichas imágenes en lo real, obnubilan) sino por relación a las mismas imágenes oníricas por ellos producidas [...]. (15)

Sor Juana nuance la réalité du rêve, et attribue ce que l’âme y perçoit à des images non réelles : des copies. Comme nous le verrons ensuite, la fantaisie est qualifiée de « mañosa » (v. 290). L’âme parvient pourtant à percevoir avec netteté ces images, malgré l’humidité qui trouble la raison. D’où la mention de la « Imaginativa » dans « Primero Sueño », préparant les images que recevra la mémoire. Arrêtons-nous sur ce concept. Nous l’analyserons en rapport à la perception d’images et à l’imagination.



La « Imaginativa » concerne d’abord la perception des images du monde. Comment retenons-nous les images ? Aristote compare les souvenirs à des peintures. Dans « Primero Sueño », justement, les images sont nommées « Simulacros » (des simulacres), car elles sont une reconstruction mentale du monde à partir du souvenir. Dans les mots de Mauricio Beuchot :

Sor Juana habla del dato cognoscitivo o contenido del conocimiento como un simulacro, refiriéndose a la teoría de la species o especie, es decir, semejanza o similitud (simulacro) de la cosa, semejanza o asimilación realizada en los sentidos para conocer el objeto por medio de un intermediario psíquico o “intencional” en el que pueda estar representado dentro del alma. (16)

Le souvenir, en tant que représentation, est à la fois l’objet et une copie de l’objet. Ainsi, après avoir décrit le fonctionnement physiologique du rêve en rapport à la digestion, Sor Juana décrit le rapport de l’âme aux images captées lors du rêve. Redonnons la parole à « Primero Sueño » :

Assi ella [la « Fantasia »] sossegada, iba copiando       280
Las Imagenes todas de las cosas,
Y el pincel invisible iba formando
De mentales, sin luz, siempre vistosas
Colores, las figuras,
No solo ya de todas las criaturas                                     285
Sublunares; ms aun tambien de aquellas
Que intelectuales, claras son Estrellas,
Y en el modo possible,
Que concebirse puede lo invisible,
En si mañosa las representaba,                                        290
Y al Alma las mostraba [...].(17)

Dans le deuxième chapitre de Des rêves, Aristote soutient que les impressions du jour restent dans l’âme, comme le soleil persiste dans nos yeux même si nous passons à l’ombre. Le souvenir du jour se prolonge dans la nuit. Les couleurs brillent malgré l’absence de la lumière, car la pensée produit des images éclairées par la lumière interne de l’intellect, qui prolonge les images du jour. La mémoire dans le rêve est liée à ce creuset d’images. Dans les rêves nous voyons, alors que les yeux sont fermés. En fait, c’est la pensée qui voit, par le souvenir, en produisant des images mentales. Rappelons que la mémoire réagit d’abord par rapport aux images. Ainsi, la science moderne parle de l’« effet de supériorité du mode picturale sur le mode verbal » pour caractériser le fait que nous retenons plus rapidement des images que des mots. (18) Les images peuplent les rêves. Comme l’explique Michel Jouvet : « dans certains cas exceptionnels, il est possible de repérer des séquences caractéristiques de mouvements oculaires au cours du rêve correspondant au spectacle onirique » (19). Les yeux dans le rêve resteraient actifs car la conscience continuerait à voir. Ce qui est proche des conclusions d’Aristote, lorsqu’il déclare que, parmi les facultés de l’âme, le rêve concerne l’imagination. (20) Dans le système thomiste, aussi, la faculté « imaginative » de l’âme est la faculté du rêve. (21) Un passage de la « Respuesta a Sor Philotea », de Sor Juana, nous éclaire sur le rôle de la « Imaginativa » dans le rêve :

ni aun el sueño se librò de este continuo movimiento de mi imaginativa; antes suele obrar en èl mas libre y desembaraçada, confiriendo con mayor claridad, y sosiego las especies, que ha conservado del día; arguyendo, haziendo versos, de que os pudiera hazer vn catalogo muy grande, y de algunas razones, y delgadezas que he alcançado dormida, mejor, que despierta [...]. (22)

La « imaginativa », faculté intérieure de l’âme (et non des sens extérieurs), s’agite lors du rêve, y intervient et communique les images (ici, « las especies ») qui ont été capturées et retenues (« ha conservado ») lors de la veille. (23) Ici, la « imaginativa » produit des vers et des idées (« razones »). Ce passage fait inévitablement penser à « Primero Sueño », en ce qui concerne la vision du rêve – sans signaler, d’autre part, que « Primero Sueño » en particulier soit issu d’un vrai rêve. Si on interprète « delgadezas » comme des subtilités, le rêve pour Sor Juana est un espace privilégié de fine et abondante composition, ainsi que d’agitation intellectuelle. Cette activité est conservée par la mémoire, nous dit Sor Juana, sous forme de vers – la forme des vers aidant à la mémorisation du langage. La composition de vers, pour Sor Juana, s’allie à la cogitation nocturne. S’agit-il, pour autant, d’un rêve conscient, et donc mémorisable ? La mémoire agit-elle lors du rêve ?



Pour répondre à cela, revenons d’abord à la poétisation du concept de « mémoire ». Dans « Primero Sueño » (et à la lumière du passage cité de la « Respuesta a Sor Philotea »), il faut comprendre la mémoire comme un processus segmenté. Le mot « mémoire » dans « Primero Sueño » ne concerne que la rétention. Il faut compléter le processus avec l’intervention de la « Estimativa » et la « Imaginativa », ces trois concepts (ou facultés de l’âme) réunis composant le processus du souvenir lors du rêve. Le poème, ainsi, fait la part entre la mémoire (faculté de rétention) et la faculté imaginative et la fantaisie (facultés actives). En ce même sens, Aristote distingue la mémoire, un enregistrement automatique, de la réminiscence (ou le souvenir), qui est volontaire. Ce qui rappelle, en médecine moderne, la distinction entre la mémoire procédurale ou implicite (acte inconscient) et la mémoire déclarative ou explicite (effort conscient). Aussi, le concept moderne de mémoire sémantique (mémoire de faits encyclopédiques non vécus) peut-il s’appliquer à « Primero Sueño », constitué d’une multitude de références au savoir de l’époque, comme indiqué au début de notre exposition. Il nous semble que, dans « Primero Sueño », Sor Juana comprend le concept « mémoire » dans le sens de la fidélité inconsciente. Mais le fait de présenter l’aventure de l’âme comme un rêve clairement visible, implique que – dans la fiction propre au récit – « le je lyrique » se déclare conscient pendant qu’il dort. En tout cas, suffisamment conscient pour retenir les images qu’il perçoit. Quelle degré de lucidité peut-on donc attribuer au « je lyrique » pendant son aventure onirique ?

Dormir est une impuissance de poursuivre la veille et un relâchement de la conscience. Le rêve pourtant peut être lucide, tel que le déclare Sor Juana. Quand nous dormons, nous avons conscience parfois du fait que nous dormons – en ce cas, nous conservons une distance par rapport au rêve. Quand nous dormons sans le savoir, les images se libèrent. Selon Aristote, « souvent quand on dort, il y a quelque chose dans l'âme qui nous dit que ce que nous voyons n’est qu’un rêve. Au contraire, si l’on ne sait pas qu’on dort, rien alors ne contredit l’imagination. » (24) Aussi, certaines sensations au cours du rêve peuvent-elles être réelles – la sensation d’une lampe, selon un exemple d’Aristote. (25)


Il s’agit d’abord de discerner correctement ce que le rêve montre : « l’homme habile à juger les apparences serait celui qui pourrait [...] démêler et reconnaître, dans ces représentations tout oscillantes et toutes disloquées, que telle image est celle d'un homme, telle autre celle d’un cheval, ou celle de tout autre objet. » (26) En ce sens, le discours de « Primero Sueño » est lucide. Il narre un rêve construit d’images et de références mythologiques et philosophiques logiquement ordonnées. La conscience décrit des visions qui sont submergées par ces connaissances – qui sont, à leur tour, des souvenirs. Aussi, le rêve est-il enrichi par les actes de l’intelligence : le rêve n’est pas seulement constituée d’images (sensations), mais aussi d’idées. « Primero Sueño », dans sa fiction onirique, postule une ferme lucidité pour percevoir ce qui s’y déroule avec clarté et précision.

Une question de fond se pose alors par rapport au « Primero Sueño » en ce qui concerne la mémoire des rêves. « Primero Sueño », dans sa fiction, se présente comme un rêve conscient qui subsiste. Rêve qui devient, d’ailleurs, matière de langage : mémoire intellectuelle, puis mémoire d’encre et papier. Récit poétique écrit au prétérit sous forme de souvenir. Prêtons-nous au jeu de la fiction poétique de Sor Juana et imaginons qu’il s’agit d’un vrai rêve. Que peut-on retenir du rêve, lorsqu’il s’achève et que notre conscience nous revient pleinement ? Si nous nous rappelons des objets une fois absents, comment pouvons-nous garder des souvenirs des objets en soi absents qui peuplent les rêves ? Nous les retenons, car ils sont d’abord des images de la veille que la mémoire a fidèlement conservées. Aussi, par le souvenir nous donnons-nous une cohérence au rêve, en reformulant des images dispersées. Nous reconstituons par la suite le rêve avec une cohérence propre à la lucidité de la veille : la conscience éveillée remet en ordre ce que le rêve transmet avec confusion. L’esprit reçoit, quand on s’en souvient au réveil, autre chose que ce simple rêve. (27) Il s’enrichit dans le processus de souvenir. Pour Aristote, on se souvient des rêves par association d’images, rajoutant à ce qui a été rêvé d’autres images associées aux images du rêve. Ainsi, Aristote affirme :

Cela sera parfaitement évident pour quiconque, après le réveil, appliquera son esprit à se rappeler les rêves qu’il a eus. Quelques personnes ont ainsi revu leurs rêves, comme en observant les règles de la mnémonique on apprend à se représenter les choses proposées. En effet, il arrive souvent à ceux qui prennent cette habitude, qu’outre le rêve ils se remettent encore sous les yeux quelqu’autre image, dans le lieu qui reçoit les images. (28)

Si le rêve se construit par association d’images, les sens extérieurs sont pourtant éteints. En fait, une fois la description de l’assoupissement des créatures achevée, « Primero Sueño » assimile le rêve à un espace-temps d’absences. Selon Sor Juana, dans « Primero Sueño » : « ...callados los sentidos, / con no replicar solo defendidos, / y la lengua, que torpe enmudecia, / con no poder hablar, los desmentia » (v. 230-232). Ces vers signalent, d’abord, l’absence des sens physiques (et donc absence de la conscience du temps) : le fait de ressentir et de non ressentir sépare la veille du sommeil. (29) Ensuite, Sor Juana signale l’absence de parole ; mais la pensée reste active et seulement le son est absent, qui est capté par un sens extérieur.



En ce sens, « Primero Sueño » assimile à plusieurs reprises le rêve à la mort (dans le passage qui décrit le sommeil des hommes, voir les vers 173-174 ; 189-190 ; 202-203). Cette assimilation est à mettre en relation avec les sens : le sommeil nous prive des sens physiques – les sens extérieurs. De la même façon, la mort éteint la flamme des sens. Cette absence des sens extérieurs induit un mystère : lorsqu’on observe une personne qui dort, on ne sait où se trouve son esprit. Et pourtant, le rêve est une expérience sensible. En fait, les absences que nous venons de mentionner concernent le corps. L’âme reste active et découvre de nouvelles visions. Ainsi, l’assimilation à la mort est fondamentale pour comprendre le voyage de l’âme dans « Primero Sueño » : si le corps, comme mort – puisque ses facultés sont en suspens –, est détaché de l’âme, celle-ci évolue en dehors du temps ; où, dans tous les cas, dans un temps qui ne correspond pas aux lois qui régissent le temps quotidien de la veille. Les capacités de la mémoire sont ici troublées. La mémoire est la conscience (et le sentiment) du temps écoulé. La mémoire représente la conscience de la mort. L’avenir échappe donc au champ de la mémoire, qui n’accède qu’à une « science de l’espérance » (30). Le présent ne la concerne pas non plus, voué à la sensation. La mémoire, en fait, touche au passé : à ce qui n’est plus, et qui est rappelé à la pensée et à la sensation malgré son absence. Et le passé est le temps des choses révolues. Si au cours du rêve le corps est comme mort, l’âme, elle, se libère et entreprend un voyage intellectuel. Revenons aux vers de Sor Juana : la « Fantasia » copiait dans l’âme les images du monde, « No solo ya de todas las criaturas / Sublunares; mas aun tambien de aquellas / Que intelectuales, claras son Estrellas » (v. 285-287). Ici commence le voyage de l’âme, à partir du sommeil du corps et de l’éveil de l’âme. Cet éveil se produit d’abord par l’agitation de la « Imaginativa ». Selon l’expression de José Gaos, « La imaginativa despierta de la poetisa dormida » (31). Il est question à présent des images célestes, images « intelectuales », abstraites. Ces images sont « invisibles » car elles ne sont pas ressenties par les sens extérieurs. C’est la pensée qui les perçoit à présent. La « Fantasia » rêve des images du ciel et imprime dans l’âme ses créations.

Dans un mouvement propre au néoplatonisme, « Primero Sueño » part de l’idée que lors du sommeil l’âme quitte le corps (qui reste comme mort) et entreprend le voyage du rêve. Comme l’ont noté Robert Ricard et Octavio Paz, « Primero Sueño » appartient en cela à la tradition des voyages de l’âme au cours des rêves, ou voyage d’anabase. (32) Sans nous attarder dans cette voie de lecture, notons simplement que l’âme perçoit dans « Primero Sueño » des formes qui dépassent les simples préoccupations de la veille. La « Imaginativa » et la « Fantasia », en fait, impriment dans l’âme une multitude d’images liées à la volonté d’appréhender la connaissance du monde. Il n’est pas question d’une illumination mystique. D’ailleurs, nous estimons que Sor Juana, comme Aristote, nie un rôle divinatoire au sommeil. Le rêve décrit par Sor Juana est à comprendre comme le récit du voyage de l’âme en ce qui touche à ses facultés intellectuelles. Voyage qui peut être retenu par la mémoire, car les images sont clairement transmises par la « Imaginativa ». Mais les images, dans le rêve, évoluent en dehors du concept du temps et ne prennent leur sens rationnel – dit autrement, ne deviennent un élément actif de la réminiscence – que lors de l’éveil. Dans le rêve de Sor Juana, le temps est transformé et le jour peut faire irruption en pleine nuit. Les idées évoluent au-delà des cycles temporels. L’âme aspire vainement à observer la totalité du monde, et le poème avoue donc que la connaissance absolue nous échappe. La digestion s’achève, le jour revient et, selon le vers de Manrique, « se acuerda el alma dormida ». Recommence alors, à présent éclairé par les lumières solaires, le voyage intellectuel de l’âme amoureuse de la connaissance et de sa quête inépuisable.




1. Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, Fama y Obras Posthumas del Fénix de México, Décima Musa, Poetisa Americana, Sor Juana Inés de la Cruz, Madrid, imprimé par Manuel Ruiz de Murga, 1700, p. 54 (éd. en fac-similé par Gabriela EGUÍA-LIS PONCE, avant-propos de Antonio ALATORRE, Mexico, UNAM, 1995).
2. Ocavio PAZ, Sor Juana Inés de la Cruz o Las Trampas de la Fe, Mexico, FCE, 3ème éd. 1983, p. 469.
3. José PASCUAL BUXÓ, El resplandor intelectual de las imágenes, Estudios de emblemática y literatura novoshipana, UNAM, 2002, p. 210. La citation est tirée du chapitre “El arte de la memoria en el Primero sueño”, qui, malgré son titre, ne concerne pas directement notre sujet.
4. Cité par Alfonso Méndez Plancarte, dans Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, El sueño, éd., version en prose et notes de Alfonso MÉNDEZ PLANCARTE, Mexico, UNAM, 1989, p. XLIII.
5. Par exemple, neuf vers pour la rime des vers 32 et 41.
6. Nous citons le texte de la première édition, pour souligner l’importance des concepts, indiqués par des majuscules (l’édition moderne de Méndez Plancarte élimine ces majuscules). Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, Segundo volumen de las obras de Soror Juana Inés de la Cruz [...], Seville, 1692, imprimé par Tomás López de Haro. p. 254-255 (éd. en fac-similé par Gabriela EGUÍA-LIS PONCE, avant-propos de Margo GLANTZ, Mexico, UNAM, 1995).
7. Dans Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, El sueño, p. 87.
8. Ibidem, p. 87-88.
9. Fray LUIS DE GRANADA, Símbolo de la fe, I, 19. Cité par Méndez Plancarte dans Sor 10. JUANA INÉS DE LA CRUZ, El sueño, p. 19.
11. Fray LUIS DE GRANADA, Libro de la Oración y Meditación, II, chap. 3, X. Cité par Méndez Plancarte, dans Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, El sueño, p. 87. Méndez Plancarte souligne.
12. Fray LUIS DE GRANADA, Libro de la Oración y Meditación, avant-propos du chapitre III dans l’édition de Salamanque, 1556. Disponible sur la Biblioteca Virtual Cervantes.
Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, El sueño, p. 19. Nous soulignons.
13. ARISTOTE, Traité des rêves, III, 4.
14. Alberto PÉREZ AMADOR ADAM, Nueva edición, estudio filológico y comento de Primero Sueño de Sor Juana Inés de la Cruz, Frankfurt-Madrid, Ediciones Iberoamericana, 1996, p. 145.
15. Alejandro SORIANO VALLÈS, La invertida escala de Jacob: Filosofía y teología en el Sueño de Sor Juana Inés de la Cruz, introduit par José PASCUAL BUXÓ, Instituto Mexiquense de Cultura, “Premio Nacional de Ensayo Sor Juana Inés de la Cruz 1995”, Toluca, 1996, p. 49.
16. Mauricio BEUCHOT, « Ideas tomadas de la filosofía escolástica en algunos poemas de Sor Juana », dans Sor Juana y su mundo, memorias del congreso internacional, coordonné par Beatriz LÓPEZ-PORTILLO, Mexico, Universidad del Claustro de Sor Juana/FCE/UNESCO, 1998, p. 129.
17. Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, Segundo volumen de las obras de Soror Juana Inés de la Cruz..., p. 255.
18. Kathleen B. McDERMOTT, “Memory, Explicit an Implicit”, dans Encyclopedia of the Human Brain, éd. V. S. RAMACHANDRAN, San Diego, Academic Press, 2002, vol. I, p. 775. Nous traduisons de l’anglais : « The Picture Superiority Effect ».
19. Michel JOUVET, « Le rêve », publié dans le site de l’Université de Lyon 1, http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/jouvet/la_recherche/vigilance.html.
20. ARISTOTE, op. cit., I, 10.
21. Cf. Alejandro SORIANO VALLÈS, op. cit.
22. Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, Fama y Obras Posthumas del Fénix de México, Décima Musa, Poetisa Americana, Sor Juana Inés de la Cruz, p. 38.
23. La veille correspond au jour (« día »). La veille et le jour sont confondus, comme la nuit avec le sommeil.
24. ARISTOTE, op. cit., III, 11, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Paris, 1847.
25. ARISTOTE, op. cit., III, 14.
26. ARISTOTE, De la divination dans le sommeil, I, 12, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Paris, 1847.
27. ARISTOTE, Traité des rêves, I, 4.
28. ARISTOTE, op. cit., I, 4, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Paris, 1847.
29. ARISTOTE, Traité du sommeil, I, 5.
30. ARISTOTE, De la mémoire et de la réminiscence, I, 2, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Paris, 1891.
31. José GAOS, « El sueño de un sueño », in Historia Mexicana, v. 10, n. 1, juillet-août 1960, p. 55.
32. Robert RICARD, Une poètesse mexicaine du XVIIe siècle, Paris, Centre de Documentation Universitaire (IHEAL), 1960. Octavio PAZ, op. cit., p. 476.

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